Compte-rendu fait par Igor Girault (post-doctorant UMR 7194 HNHP, Université de Perpignan ; igor.girault@univ-perp.fr) & Clément Recq (géomorphologue INRAP, Dijon ; clement.recq@inrap.fr). Il est disponible dans le n°2 de la Gazette de l’AFEQ d’Octobre 2024.
L’excursion au départ de Chambéry organisée par Christian Crouzet, avec la collaboration de Jean-François Buoncristiani, Stéphane Grange, Christophe Griggo, Fabien Houbléa, Julien Jacquet, Erwan Messager, Gérard Nicoud, Pierre-Jérôme Rey et Ricardo Vassallo, a réuni une trentaine de participants représentatifs de la diversité de la communauté quaternariste française, du 27 au 29 mai 2024, dont les auteurs de ces lignes. C. Crouzet et ses collaborateurs nous ont invités à remonter en bus le cours de l’ancien lobe de glace lyonnais et de l’un de ses principaux tributaires, le glacier de l’Arc, de l’avant-pays savoyard à la Haute Maurienne en passant par la vallée de l’Isère. En dépit d’un temps capricieux, le livret programmatique, faisant la part belle à la géomorphologie glaciaire, au peuplement préhistorique des vallées ainsi qu’à l’aléa gravitaire, a largement tenu ses promesses. Suivant la chronologie de la déglaciation tel un fild’Ariane, nous avons avancé dans le temps à mesure que nous nous élevions vers le cœur de l’ancienne nappe de glace alpine.
La première matinée de l’excursion nous conduit au bord des lacs d’Aiguebelette, puis de Cerin, situés en amont du complexe morainique terminal würmien du lobe lyonnais, où E. Messager présente les résultats de travaux consacrés àl’analyse des carottes de sédiments lacustres tardiglaciaires et holocènes. Nous pique-niquons à Innimond, à l’extrémité sud du massif jurassien, avant d’être surpris par une averse. Nous empruntons ensuite le sentier forestier conduisant au Mont Pela. En chemin, R. Vassallo attirel’attention des participants sur la présence de cailloux cristallins témoignant du passage du glacier sur le versant calcaire, avant de présenter les résultats des récents efforts de cartographie et de datation par les nucléides cosmogéniques des moraines frontales würmiennes du lobe de glace lyonnais. Alors que le sentier émerge de la forêt, nous profitons d’une accalmie pour marquer un arrêt et observer en direction de l’ouest le complexe morainique würmien occupant le plateau d’Innimond. Le mauvais temps nous force à annuler deux arrêts initialement prévus à Culoz et à Yenne. La première journée de l’excursion s’achève donc dans le bus, à l’abri d’une pluie battante, par un exposé de S. Grange consacré au remplissage sédimentaire glaciolacustre et aux aquifères de la plaine de la Chautagne. Nous passons la soirée à Yenne, au Clos des Capucins.
Le lendemain matin, sous un soleil étincelant, nous traversons en bus le champ de drumlins de Saint- Paul-sur-Yenne. Le spectacle réjouissant de ce troupeau de monstres verts au dos voûté, figé dans son élan par la fonte du lobe lyonnais, remplit d’allégresse le cœur des participants. Nous faisons route vers le val de Couz, à la découverte de sites à industrie paléolithique témoignant de l’occupation par l’Homme des vallées libres de glace. Nous nous arrêtons d’abord à Saint- Christophe-la-Grotte, où C. Griggo présente les résultats des fouilles menées dans le site magdalénien à azilien de La Fru et dans le site azilien de Gerbaix, puis à Saint-Thibaud-de-Couz, à proximité d’un talus d’éboulis au sommet duquel s’ouvrent les grottes à industrie magdalénienne à mésolithique Jean-Pierre I et II. C. Crouzet y expose ensuite les résultats de l’étude des forages de reconnaissance de la ligne à grande vitesse Lyon- Turin documentant le remplissage lacustre du val de Couz.
Nous pique-niquons au bord du lac Saint-André face au versant oriental du Mont Granier. F. Hoblea et G. Nicoud y présentent une synthèse des travaux consacrés à l’écroulement de 1248, ainsi que les controverses concernant le facteurdéclencheur, l’extension du dépôt et le bilan humain de la catastrophe. L’après-midi, Thomas Cobessi, ingénieur géologue, nous ouvre les portes de la carrière de granulat de la Gache exploitée par l’entreprise Vicat, dans la vallée de l’Isère. Un affleurement étagé d’une hauteur cumulée de près d’une centaine de mètres s’offre à nos yeux, exposant le remplissage sédimentaire pré- würmien glaciolacustre, avec des foresets deltaïques à dropstones, puis fluvial. Une coloniede guêpiers d’Europe nichant dans les escarpements sableux agrémente notre visite de couleurs chatoyantes. Nous quittons ensuite le sillon alpin pour remonter la vallée de la Maurienne jusqu’au gîte Fleurs et Neige à Aussois, où nous attend une savoureuse tartiflette.
Nous poursuivons notre exploration de la Maurienne dès le lendemain matin. Le bus nous conduit d’abord à Sollières, où nous examinons un affleurement de dépôts fluviaux couverts de till témoignant d’une avancée glaciaire attribuée au Dryas ancien d’après l’âge d’exposition de plusieurs blocs erratiques. Nous nous arrêtons ensuite devant la déchetterie de Lanslebourg- Mont-Cenis. J.-F. Buoncristiani y présente les travaux récents consacrés à un affleurement époustouflant de quarante-cinq mètre de hauteur exposant un cône subaquatique proglaciaire déposé lors de la dernière terminaison glaciaire, dans l’ancien lac alimenté par le glacier de l’Arc et fermé à l’aval par le glacier du Doron. Avec ses pendages opposés, ses backsets, ses dropstones, ses galets imbriqués, ses failles normales et ses rides grimpantes semblables à des moulures baroques, cet affleurement digne de figurer dans les manuels de géologie glaciaire aux côtés des plus beaux sites nord-américains laissera un souvenir bouleversé aux sédimentologues de l’excursion.
Après avoir passé le collet de la Madeleine, résultant de l’écroulement du versant nord du massif du Mont Cenis, nous pique-niquons au Villarons en amont de deux moraines frontales dont les blocs erratiques ont livré des âges d’exposition coïncidant avec le Dryas récent. Nous longeons ensuite à pied la rive droite de l’Arc jusqu’au Rocher du Château, un bloc de serpentine monumental issu de l’écroulement du versant sud du massif de la Vanoise, aux parois couvertes de stries glaciaires et ornées de peintures rupestres attribuées à des artistes néolithiques. Après une présentation du contexte archéologique par P.-J. Rey et des travaux en cours visant à documenter l’évolution géomorphologique du site par J. Jacquet, l’excursion s’achève par la contemplation rêveuse des mystérieux cerfs rouges peints par nos prédécesseurs. Quel sens donnaient-ils à cette œuvre ? Auraient-ils pu imaginer qu’elletraverserait miraculeusement les siècles ? On ne saurait mieux rendre compte de l’émoi des participants qu’en empruntant à la prose de Joseph Conrad : « Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir ».
Les auteurs de ces lignes tiennent à remercier, au nom de tous les participants, le chef d’orchestre de l’excursion, C. Crouzet, ainsi que ses collaborateurs, pour nous avoir fait découvrir les richesses géomorphologiques et sédimento- logiques du Quaternaire de Savoie. Nous n’oublierons pas de sitôt l’érudition de G. Nicoud, des talents de dessinateur de R. Vassalo, les analyses de faciès de J.-F. Buoncristiani, ni la bonne humeur générale qui animait cette excursion.